MON TRAVAIL
DE MÉMOIRE – maj 12/2020 -
Le travail de mémoire ne s'impose, en fait, jamais à personne dans aucun
domaine. Il n'est que l'outil de la compréhension, puis du savoir qui,
sans arrêt mis à jour, doit finalement être transmis.
Mon grand-père, le Docteur Joseph Brau, l'a toujours pratiqué. Il a su
éveiller ma curiosité, guider mes lectures avant de me proposer, au début
les années 60, de l'accompagner à l'occasion de son premier retour d'homme
libre au Camp
de
Buchenwald. Bien qu’encore très
jeune et naïf à l'époque, je me souviens d'un voyage interminable en train
à vapeur, sous la chaleur écrasante du mois de juillet, des contrôles au
passage du rideau de fer, du groupe très intimiste que nous étions, des
conversations très sobres entre les participants, de Marcel Paul, d’Albert
Forcinal, d'un camp « en l'état » après que le régime soviétique ait cessé
de l'utiliser avec encore des ossements dans les crématoires, et de
l'accueil simple mais efficace de la ville de Weimar qui semblait vivre
comme une petite ville de province, avec ses fontaines, ses statues de
Goethe et de Schiller, dans l'innocence la plus totale du drame qui
s'était passé à 8 km de là.
Au décès de mon grand-père, voilà plus de 45 ans, vivant dans la maison
familiale que j'occupe encore aujourd'hui, je me suis retrouvé dépositaire
de ses archives. Je n'en connaissais pas tous les détails, mais j'ai
toujours fait mon possible pour poursuivre son travail de mémoire.
C'est ainsi, qu'à l'occasion de mes voyages, je n'ai jamais négligé la
dimension du passé historique pour m'enrichir non seulement de l'aspect
visuel mais aussi des sentiments que j'en éprouvais :
à Auschwitz
Birkenau j'ai été horrifié par
le gigantisme de la machine de mort et très ému par la qualité du musée du
mémorial dans son ensemble,
à Varsovie
et
Cracovie, les multiples
monuments consacrés à la dernière guerre mondiale, les vestiges des
ghettos m'ont fait comprendre que la capitale, l'ancienne capitale, le
peuple polonais, le pays, ne seraient plus jamais les mêmes après ces
événements,
à Bergen-Belsen,
les restes de l'horrible camp subissent de part et d'autre la pression
immobilière des deux petites villes allemandes modernes et pimpantes. Je
me suis demandé comment il était possible, comme je l'ai vu, de prendre
soin à la perfection de son jardin alors qu'il poussait sur tant d'âmes
défuntes,
il n'est pas facile de trouver le Camp de Dachau
dont le fléchage est assez minimaliste. Le parking visiteurs a été payant.
Ici aussi la pression immobilière se fait sentir et j'ai eu le sentiment
que le musée du mémorial ne reflétait pas suffisamment l'histoire et
l'importance du premier camp nazi,
à Mauthausen
le parking est toujours payant ainsi que l'entrée du musée du camp. Mes
protestations ont été tellement véhémentes que, finalement, le gardien m'a
laissé entrer. L'endroit est pauvre en souvenirs de la vie des détenus et
sur plusieurs panneaux explicatifs il existe des graffitis antisémites ou
négationnistes qui restent en l'état. Mauthausen est aujourd'hui un
endroit qui doit beaucoup plus à l'action individuelle ou collective des
anciens déportés, de leur famille, ou des groupes constitués qu'à la
volonté de se souvenir d'un pays,
la ville de Terezin
(Theresienstadt) ne pourra plus
jamais être la même, elle aussi, tant le poids de sa dramatique histoire
est écrasant,
en d'autres lieux, ou en d'autres temps :
les Japonais ont disposé de tout le temps nécessaire pour faire
disparaître toute trace de leurs activités dans le centre
d'expérimentation nommé « Unité
721 » dans la banlieue de Harbin
(République Populaire de Chine). Il reste en effet peu de choses à voir
mais beaucoup à ressentir car la torture, la souffrance et la mort
gratuite de tant d'êtres humains en ce lieu ne semble jamais pouvoir être
effacée,
le mémorial et son musée du Massacre
de
Nanjing (Nankin, République
Populaire de Chine) perpétré par les Japonais est exemplaire. Comment
peut-on imaginer, qu'avec des clous, des marteaux, des couteaux, leurs
mains pour économiser leurs munitions, les soldats nippons ont égalé en
termes de victimes les machines de mort nazies les plus efficaces ?
À l'échelle d'une seule et même nation, le Cambodge
d'après Pol Pot est une douleur inhumaine à partager. À Phnom Penh, la
prison S 21 plonge sans délai le visiteur au cœur de l'horreur et pourtant
nous sommes dans l'ancien lycée français de la capitale. À une
cinquantaine de kilomètres, la visite de Cheung Ek, l'un des 450 camps
d'extermination du pays, oblige le visiteur à fouler les corps et les
ossements de tous les malheureux qui ont péri ici.
Malgré un long entretien, sur place, avec l'épouse du Dr. Harry Stein
conservateur au Mémorial de Buchenwald en 2006 (cette visite m'a permis de
découvrir l'espace permanent du musée consacré à mon grand-père en tant
que médecin chef du camp à sa libération), ce n'est que grâce à toute
l'autorité, la détermination de mon ami le Professeur Docteur Seigfried
Rietschel Directeur du musée national de Karlsruhe et à son article paru
dans la presse fédérale sous le titre « Buchenwald ne répond plus » (Camp
de
Buchenwald),
que je pourrais rentrer en possession, en 2010, des souvenirs et archives
que j'avais confiés à une chargée de mission du mémorial de Buchenwald en
1995.
J'ai eu beaucoup de difficultés à obtenir d'Olivier Lalieu, historien au
mémorial de la Shoah à l'époque, la prise en compte des erreurs (prénom et
lieu d'arrestation) commises au sujet de mon grand-père dans son ouvrage «
la zone grise ».
Mais toutes mes recherches sont restées vaines en ce qui concerne le
devenir des archives du Revier des déportés français que mon grand-père
s'était donné tant de mal à ramener avec lui lors de son rapatriement et
qu'il a remises à M. le Ministre des prisonniers, déportés et réfugiés
Henri Frenay.
Toutes ces expériences m'ont conduit à penser que les chemins des
tragédies humaines étaient infinis, leur connaissance également, et que le
travail de mémoire en la matière, aussi sincère soit-il, pouvait se
heurter à des obstacles aussi imprévisibles que variés. C'est pourquoi mes
efforts se sont tournés alors vers la pérennité du souvenir. J'ai pris un
certain nombre de dispositions personnelles et j'ai entrepris de rédiger
la biographie exhaustive et documentée du Docteur Joseph Brau dans
l'encyclopédie électronique de Wikipédia. Tout à chacun, dans cette
dernière, possède un droit contrôlé de rectification, d'écriture
complémentaire, d'évolution qui correspond bien à l'idée de mémoire
vivante que je me fais du souvenir de ce dernier si bien décrit par le témoignage
d’
Albert Forcinal à l’occasion de
l’Assemblée Générale de l’Association Buchenwald Dora et Commandos en
1972.